LES VOIX DU SILENCE, A L'ECOUTE DE L'AME...

Publié le par Myriam

                                   

 

Le film de Xavier Beauvois, "Des hommes et des dieux", connaît actuellement un succès considérable et pour le moins inattendu. Le grand prix de Cannes n'a fait que confirmer la valeur d'une oeuvre qui avait déjà connu un succès dans les salles de cinéma. Le bouche à oreille avait précédé la consécration médiatique.  Cette histoire qui retrace le drame des moines de Tibéhirine, enlevés par des islamistes algériens puis assassinés en 1996, selon la version officielle actuelle non encore vérifiée à ce jour par une enquête crédible...Ce drame n'est, hélas, pas le premier dans un tel cadre. Le 27 décembre 1994, quatre religieux, les pères de Tizi Ouzou, avaient déjà été assassinés en Kabylie par des islamistes radicaux. L'analyse de tels drames nous incite à la réflexion à divers titres.

         La radicalité d'une vision religieuse fanatique basée sur l'oppression et la terreur est le symptôme d'une dérive dramatique. Une religion qui s'arroge le droit d'imposer ses règles sous la menace de châtiments pouvant aller jusqu'à la peine de mort et l'assassinat, mérite-t-elle le nom de religion? Ne s'agit -il pas plutôt de l'archaïsme d'une minorité qui veut imposer ses propres lois pour garder son pouvoir et l'imposer aux autres? Peut-on encore accepter au XXIème siècle une religiosité qui relève de la pathologie et qui est aliénante? Le passé historique nous illustre  ce que les fanatismes religieux ont amené. Et pour cela, nous n'avons pas besoin de pointer le doigt vers l'Orient et vers l'Islam. Les atrocités commises par l'inquisition catholique, celles perpétrées au cours des guerres de religion nous rappellent les dérives de toute religion qui perd sa vocation première: celle de proposer à l'individu une transcendance pour l'amener à devenir meilleur et trouver un équilibre intérieur. Comment une véritable "religion à dimension humaine" saurait-elle s'arroger le droit de priver l'individu de sa liberté intérieure et de l'encourager à combattre, voire de tuer un autre être humain? On reconnaît l'arbre à ses fruits: une foi religieuse qui préconise la violence et la mort pour asseoir son autorité, est l'ennemie de l'humanité entière. Le film de Xavier Beauvois peut inciter à cette réflexion sur la valeur de la religiosité.

           Cet aspect ne saurait cependant, à lui seul, expliquer le succès phénoménal de cette oeuvre. Si le spectacle se résumait à illustrer une histoire tragique, morbide, le film n'attirerait pas un nombre aussi impressionnant de spectateurs. Les salles de cinéma présentent, à longueur d'année, à satiété, des films remplis de violence et d'horreur...On peut dès lors se demander ce qui impressionne tellement les gens...A la fin du film, on perçoit dans la salle de projection un long silence qui dénote l'émotion tangible chez les spectateurs. Cette émotion ne peut être imputée uniquement à la fin dramatique qui n'est, en fait, nullement montrée, mais seulement évoquée. D'ailleurs tous ceux qui voulaient voir le film, connaissaient déjà, à travers les médias, l'histoire tragique des moines de Tibéhirine. Alors qu'y a-t-il de spécial dans ce film?

         En fait, le film "choque" dès le départ, par le décor, l'atmosphère. Il n'impressionne nullement par l'artifice, la richesse d'une mise en scène, des effets spéciaux ou encore par une musique somptueuse...Que voit-on? Qu'entend-t-on? Un couloir avec des portes fermées de part et d'autre, le dépouillement complet, un "silence assourdissant". De même pour les vues extérieures qui ouvrent une perspective sur un paysage algérien qui s'impose dans sa majesté silencieuse. Seuls ça et là quelques paroles, quelques rires d'enfants, comme étouffés dans le décor impressionnant de la nature primitive.

Face à l'immensité de ce paysage qui porte en lui l'évocation du "désert", le spectateur du film est saisi intérieurement par une sorte de vertige: il est comme "transporté" lui-même dans un désert, celui de sa propre solitude. Dépouillé de tous les artifices du quotidien qui l'empêchent d'être lui-même, de réfléchir à sa propre condition d'être humain, avec ses espoirs et ses craintes, il est soudain confronté à une situation où il est obligé de marquer une halte, pour faire un bilan de sa propre existence. C'est, en vérité, la situation dans laquelle se trouve quotidiennement  les moines qui nous sont présentés. A la différence que ces derniers ont choisi librement d'entrer dans cette vie de dépouillement, de pauvreté, de silence, de solitude pour vivre un idéal en quête d'un absolu, en se mettant au service d'autres êtres humains encore plus démunis.

       Au cours de l'histoire banale, quotidienne de la vie monastique axée sur l'étude, la dévotion spirituelle, les exercices imposés par leur ordre d'une part et d'autre part sur divers travaux utiles et nécessaires à la vie matérielle, on comprend que tous ces hommes ont aussi leurs émotions, leurs doutes, leurs instants d'extrême solitude, de peur. Inconsciemment nous ressentons en nous qu'ils sont, sous leur habit de moine, le reflet de nos propres angoisses, nos propres peurs, nos propres moments de solitude. C'est certainement là, ce qui valorise ce film, même si nous n'en sommes pas immédiatement conscients.

        La grande place que tient l'évocation de la peur, est encore accentuée dramatiquement par la situation dans laquelle se trouvent les moines. La menace constante et démonstrative que font planer les rebelles islamistes, mais aussi des forces gouvernementales corrompues, met en relief l'horreur d'une peur omniprésente, justifiée. Et quand on est face à la mort, on ne peut tricher: ni tricher avec les autres, ni tricher avec soi-même. On est ramené à l'essentiel: être ou ne pas être. Rester soi-même en restant fidèle à ses valeurs intérieures, ses convictions, sa liberté, ses choix, ses idéaux. C'est en cela que le film est crédible et assumé comme tel. Le choix des moines, même s'il est illustré à travers une forme de religiosité qui ne recule pas devant la menace de la mort, va au-delà d'une religion spécifique, la catholique traditionnelle: il concerne une "universalité de la nature humaine". Tout être humain a droit à sa liberté d'esprit, à son égalité vécue au sein de la famille de l' humanité, à la fraternité dans le partage. C'est en cela que tous les hommes, toutes les femmes se sentent concernés à travers ce film. Dans notre monde actuel où la violence, les menaces sont constantes et omniprésentes, il est nécessaire de trouver la force intérieure pour résister, pour s'affirmer, pour surmonter la peur, pour contribuer à faire avancer tout ce qui peut contribuer à libérer l'être humain, lui redonner sa place centrale dans tous les domaines de la vie sociale.

        La scène la plus émouvante, la plus "humaine" du film, est certainement celle où le frère médecin (Luc) apporte deux bouteilles de vin, alors que tous les moines sont assis à table pour dîner. Des regards dubitatifs se croisent. Le frère Luc imperturbable verse un peu de vin dans chaque verre. C'est le temps de Noël, temps béni pour ces moines qui ont même installé une modeste crèche...Un grand et long silence...Une forte émotion qui monte: on sent qu'en  chaque moine montent des souvenirs enfouis de bonheur passé, peut-être d'enfance,  qui se mêlent à la situation critique du moment...On lève les verres pour fêter Noël et la fraternité, la communion de l'instant. Quelques rires vite étouffés, car dans les esprits montent l'hydre menaçante de la peur, de la perspective du martyre, qui efface l'image de Noël pour présenter celle de la mort, du vendredi saint...Les larmes montent aux yeux: celles qui évoquent la mort qui semble proche et celle du bonheur d'être unis dans une communion de foi, de fraternité. Cette scène, à elle seule, mériterait, si besoin en était, toutes les récompenses dont peut se revendiquer ce film.

         Oui, ce film est exceptionnel, à tous points de vue. Il faut souligner que tous les acteurs sont sublimes, par leur jeu naturel, toujours crédible. Le film est proprement révolutionnaire, car il va à contre courant. Dans un monde où les bruits de toute nature sont assourdissants au point que la plupart des gens n'y prêtent plus attention, il met en scène les vertus du silence et de l'isolement. Car l'être humain doit, pour rester lui-même, se ménager des instants de silence, d'isolement, pour aller à l'essentiel, se fixer ses priorités, garder sa vocation et sa dignité. Ce n'est qu'ainsi qu'il sera capable de trouver des forces en lui-même, lui permettant d'affronter les adversités d'un monde de rivalités, d'affrontements, de guerres sous diverses formes.

          Comme il fallait s'y attendre, le succès du film est déjà exploité à des fins "missionnaires": par certaines mouvances catholiques, c'est l'occasion, pour certains, d'un "retour en grâce". Le triomphe de la spiritualité sur les non-croyants...On oublie que la spiritualité, la transcendance n'est pas le privilège du seul catholicisme historique! Si certes, les martyrs de Tibéhirine étaient de foi catholique, ils ne sont pas morts uniquement au nom de leur foi religieuse: ne vivaient-ils pas en communion avec leurs "frères musulmans" en assistant même à leurs fêtes et traditions religieuses ? Leur sacrifice a été accepté au nom d'une foi universelle véritable: celle de la foi en la dignité humaine, en sa liberté, en sa capacité de partage et d'amour! Toute réduction au profit d'une "religion" ou d'une croyance imposée serait proprement indécente.

          La véritable valeur du film consiste précisément à montrer que l'être humain d'essence physique, matérielle, est aussi et surtout une âme et un esprit. Il porte en lui des forces intérieures qui le poussent au dépassement, à la recherche de la transcendance, de l'absolu. Les renoncements des moines sont un combat constant contre les forces d'égoïsme: s'oublier pour mieux se donner aux autres. C'est une des formes d'amour les plus nobles et les plus fructueuses.

On y retrouve ce dont le monde actuel manque cruellement: l'engagement pour les autres, le courage individuel et la véritable fraternité. A rebours du discours matérialiste ambiant, le film suggère qu'il existe des valeurs intérieures à l'être humain qui reflètent sa nature véritable qui est d'ordre spirituel et qui, intuitivement, lui disent où se trouvent les véritables richesses. Le succès sans cesse grandissant que rencontre cette oeuvre prouve que le matérialisme, la course au profit, les triomphes de la technique, ne sauraient, à eux seuls, combler le coeur humain. Les machines, certes, sont utiles, mais elles ne peuvent libérer l'être de ses angoisses, ses peurs et satisfaire sa recherche d'absolu, d'amour. C'est l'être humain qui donne le sens à la vie terrestre, c'est à lui de lui imprimer ses valeurs spécifiques: celles qui proviennent de l'âme humaine, celles qui font progresser, qui font grandir l'être humain.     

       

 

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